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Kompong Speu / Royaume du Cambodge
adieu Cambodge
A toi Laurent,
Que de choses nous avons partagées depuis quelques années.
La première rencontre, le premier regard, le premier sourire en coin où ton air interrogateur se demandait qui étaient ces nouvelles touristes que tu devrais trimbaler dans ton vieux 4x4 que tenaient quelques bouts de fil de fer. Le chapeau en vrac, la pipe aux lèvres, tu me faisais penser à Indiana Jones. Qui mieux que toi pouvait balader ma p’tite mère de 73 ans à travers le Cambodge, toi qui aimais ce pays comme on aime une mère adoptive qui t’aurait pris sous son aile. Tu m’as toujours dit « la première fois que j’ai mis les pieds au Cambodge, j’ai su que c’était là ». Quel bonheur de te suivre au milieu des hévéas, des plantations de poivre, de traverser le Mékong sur de vieux bacs branlants se demandant si on arriverait de l’autre côté ; de rencontrer cette petite mamie potière qui n’a plus d’âge raconter sa vie, assise dans la cours de sa maison sur son vieux tabouret ; de découvrir ces petites nonnes au puits de lumière. Tu nous as montré le Cambodge tel qu’il ne se révèle pas facilement aux touristes. C’est avec toi aussi qu’on a découvert l’horreur des accidents de ce pays, ce bus qui avait fait moult tonneaux avec ces gens sur le toit. Ta délicatesse et ton respect des mourants au bord de la route forçaient le respect, compréhension totale de cette culture khmère.
De rencontres en rencontres, j’étais moins touristes à tes yeux, on s’apprivoisait, on nouait une complicité implicite. Tu aimais raconter ta jeunesse dans ces Pyrénées qui sont devenues mon paysage à moi. Ce n’est plus la voyageuse que tu accompagnais mais la copine qui allait voir sa filleule dans son orphelinat à l’autre bout du Cambodge près de la frontière Thaïlandaise. Ce sont tes yeux à toi qui percevaient l’invisible, les non dits. Rappelle-toi, Laurent, c’est avec toi qu’on a acheté la belle bicyclette bleue à Makara dont elle était si fière. Tu te souviens ? Tu montrais tardivement que tu comprenais la langue pour mieux marchander après. Je n’ai pas eu le temps de te dire, tu es parti juste avant, mais tu sais, Makara fait maintenant des études. Elle est sortie de son bar à putes et deviendra une femme respectée.
C’est avec toi aussi qu’on avait acheté 50 paires de tongues pour les petits de l’orphelinat. Ça te faisait marrer.
Tu te rappelles aussi les heures passées en voiture dans Phnom Penh pour chercher l’improbable adresse de cet improbable médecin qui finançait soit disant des puits dans les villages ? et toi, stoïque ou râlant comme un fou dans la circulation de la ville, tu as décidé que tant qu’on ne trouverait pas, on continuerait à chercher. Bien sûr que t’avais raison, on l’a trouvé ce médecin, et on a trouvé aussi les puits et le bonheur des gens dans les villages qui avaient enfin de l’eau pour irriguer. Ça te plaisait, ça, ces initiatives individuelles, ces petites associations qui changeaient la vie de quelques paysans.
C’est à cette époque que tu m’as ouvert ta famille, ta maison, ceux que tu aimais. Privilège pour moi que de pénétrer dans l’antre de « l’ours ». Ta fierté de père en me présentant tes trois petits, Sovann encore bébé mais qui avait déjà ce sourire qui me faisait craquer. Et ta femme, discrète et souriante qui nous préparait des mets de rois. On parlait bouquins, politique, on mangeait le saucisson que tu me réclamais et tu racontais, racontais… Je t’écoutais pendant des heures comme le fait l’enfant devant la conteuse, enviant cette vie d’aventure. Tes débuts à Kep dans ta guest house. Quelle rigolade quand tu imitais les serpents dans ta cuisine de l’époque. Et comme tu aimais parler de ce film Holy Lola auquel tu as participé, ou encore de ta journée passée à balader Bernard Giraudeau dans l’arrière pays khmer. Ce qui nous reliait aussi, c’est cet amour du monde paysan. Le lycée agricole était un de nos points communs, toi élève, moi prof, ça te faisait marrer. Comment un pyrénéen comme toi s’était passionné pour cette culture du riz qui nous est si peu familière. Et tu parlais fumure, azote, densité de plantation, rendement. Ça aussi, ça te plaisait. Ta ferme, c’était ta fierté. Etre paysan, un besoin pour toi qui remontait bien loin, ancré dans ta tête. Nourrir l’homme !
Je ne t’ai jamais dit combien tu étais précieux pour moi, comme tu m’as aidé à comprendre ce pays au démarrage de la petite association qu’on a monté ensuite. Heureusement que tu étais là pour ouvrir un compte bancaire à Théa, le jeune directeur de l’école que nous parrainions. Tu sais, c’est lui qui a remué ciel et terre pour retrouver ta trace depuis le mois d’octobre. Mais c’est lui aussi qui a téléphoné samedi matin à l’aube pour parler de cette voiture que l’on ressortait de ta marre. Cette putain de marre dont tu nous parlais de la profondeur cet été, cette putain de marre pour laquelle tu voulais trouver un système pour éclaircir l’eau, cette putain de marre qui se faisait l’écho des grenouilles qu’on écoutait avec bonheur le soir à ta terrasse.
La naissance de Mickaël devait être le point d’orgue de ta vie heureuse. Ce coup de fil, un matin d’octobre il y a deux ans a eu l’effet d’une lame. Ton fils venait de naître, sa mère mourrait dans les minutes qui précédaient mon appel. L’horreur ! « Pascale, elle est morte ». Les mots ont raisonné longtemps dans mes tempes. La semaine suivante, je te retrouvais à Kompong Speu, devenu papa poule, assumant toutes les tâches que demandaient tes quatre petits. Les biberons, les couches, l’école des plus grands. Ta vie, c’était eux. Tu étais père et mère. Ta petite Sovann se blottissait contre moi, ne me lâchant pas d’une semelle même la nuit. Cette petite qui cherchait les câlins pour elle, rien que pour elle. Ses yeux malicieux et pétillants, embués de tristesse qui exprimaient ce que ses mots ne pouvaient dire.
Mais quel bonheur de les retrouver un an plus tard, passer un dimanche ensemble comme toutes les familles du monde à jouer au cerf volant au bord d’une plage le long du Mékong. Johann se débrouillait bien et tenait à ne pas se faire aider, Rasmey s’emmêlait un peu les ficelles et voulait voir son cerf volant s’envoler plus haut que celui de son frère, Sovann éclatait de rire et courait dans tous les sens. Et toi, Laurent, tu donnais la béquée à Mickaël qui ne tenait pas encore très bien sur ses jambes. Plaisir magique, instants de bonheur.
Dernière visite cet été. Tu nous doubles avec ton vieux 4x4, les gamins à l’arrière. Notre mobylette a crevé, tu rigoles, tu nous récupères. Fin de journée douce. Les aînés vont à leur cours d’anglais, les deux petits jouent dans le jardin, je fais des pâtés de sable avec Sovann. Les orchidées accrochées à l’arbre devant la maison sont toutes en fleur, éclatantes de couleurs. Et comme à chaque visite, de longues discussions nous tiennent une partie de la soirée avec le saucisson et les rillettes. On refait le monde pour la énième fois. Tu es devenu Khmer, mais tes papilles n’ont jamais oublié le Sud-Ouest de ton enfance.
Derniers instants ensembles. Les grands partent à vélo pour l’école. Tu t’occupes de Mickaël, nous prenons la mobylette pour repartir vers cette école de Trapaing Anchanh. Tu n’avais plus de temps à nous consacrer pour l’école que nous parrainions, mais tu savais tout ce qu’on y faisait, tu nous suivais et nous accompagnais de tes conseils.
Ce dernier jour, je ne t’embrasse pas. Le khmer que tu étais devenu ne fait pas la bise, il joint les mains. C’était un jeu entre nous. On se dit « à la prochaine », ce devait être fin octobre.
Mais quand je suis revenu deux mois après, ton téléphone s’était tu à jamais. Je n’entendrai plus les rires de tes quatre amours, je ne verrais plus ton œil moqueur et ton krama autour du cou.
Pascale.